Le sketch incriminé décrit les Corses
comme des "sauvages inadaptés aux lois des gens
civilisés" | AFP |
Peut-on
rire de tout pour faire de "l'humour" ?
Jean-Marie Cavada, président de Radio France, les animateurs Yves
Lecoq et Virginie Lemoine, de l'émission satirique "Les agités du
JT", mais aussi, Jacques Chraz, humoriste, et Christian Rose,
réalisateur, se sont vu notifier, mercredi 27 février, leur
mise en examen pour "injure à caractère raciste" par le juge
Jean-Michel Gentil, du tribunal de grande instance d'Ajaccio.
De source judiciaire proche du parquet, "cette mise en examen
est purement formelle. Dans ce type de procédure, le juge est
l'obligé des plaignants : il met en examen et renvoie au
tribunal correctionnel, qui, lui, apprécie." Si les faits ne
sont pas caractérisés, au sens judiciaire du terme, ces
notifications inhabituelles – puisque, pour la première fois, le
racisme anticorse serait reconnu – ont profondément surpris à Radio
France, où l'on n'en finit plus de regretter "ce sketch qui
recherchait un effet, visiblement raté", confie Yves Lecoq.
Les faits remontent au 27 mai 2001. Dans l'émission
satirique dominicale qu'il présente à 10 heures avec Virginie
Lemoine, le producteur-animateur Yves Lecoq se prête à une imitation
de Lionel Jospin. Il dit un texte écrit par Chraz. "Les textes
sont amenés à la dernière minute,se souvient Yves Lecoq, qui
refuse de couper le sketch au montage, même s'il ressent un
malaise. Je l'ai rapidement lu, cela me paraissait suffisamment
exagéré." Le sketch décrit les Corses comme des "sauvages
inadaptés aux lois des gens civilisés".
"INADMISSIBLES "
L'émission provoque immédiatement la réaction de l'association
Corses debout !, fondée par Joseph Comiti, l'ancien ministre,
aujourd'hui décédé, du général de Gaulle, qui voulait dénoncer
"le racisme anticorse qui transparaissait dans divers
médias". Paul-Michel Castellani-Leandri, membre de
l'association, écrit le 27 juin à Dominique Baudis, le
président du CSA : "Bien que cette émission se veuille
humoristique, les injures qui ont été proférées sur les Corses sont
inadmissibles", affirme-t-il. Son courrier reste sans réponse.
Le 10 juillet, l'affaire prend une ampleur insoupçonnée avec la
publication du script intégral du sketch par Corse Matin.
Jean-Luc Hees, directeur de France-Inter, débarque sur l'île pour
présenter ses excuses sur la station locale corse du réseau France
Bleu (Frequenza Mora).
Dans le même temps, le Cercle
Moro-Giafferri, qui regroupe des avocats et magistrats parisiens
d'origine corse, menace de porter plainte pour "incitation à la
haine et à la violence". Ils se rétracteront au vu des marques
de contrition qui se multiplient.
Jean-Luc Hees explique ainsi, dans une lettre envoyée à Jean
Baggioni, président du conseil exécutif de la collectivité
territoriale de Corse, que "jamais, au grand jamais, cette
antenne n'a voulu blesser quiconque, et n'a pas imaginé
(certainement à tort) qu'elle pouvait meurtrir à ce point votre
communauté". Chraz affirme, lui, qu'il est
"désolé" : "Je ne voulais que caricaturer (...).
En tant qu'Auvergnat, de père polonais et de mère yougoslave, je
suis mal placé pour être raciste." Mais le contexte ne prête
pas à l'apaisement. Le processus de Matignon est bloqué sur le
bureau du Sénat, un attentat est perpétré, lundi 23 juillet,
contre la gendarmerie de Borgo. José Rossi, président de l'Assemblée
de Corse, saisit les 51 conseillers territoriaux, le
25 juillet : "Dans la situation de crise que connaît la
Corse depuis trop longtemps, une telle émission relève de la bêtise
et de l'irresponsabilité la plus totale. Elle mérite des suites
judiciaires." Une motion est votée. Le texte adopté demande que
les autorités publiques et de tutelles concernées se prononcent
"sur la gravité des propos tenus". Il demande, de nouveau,
"des excuses publiques". L'Assemblée de Corse soutiendra "les
actions engagées à titre individuel ou collectif" dans le cadre
de la législation actuelle. M. Baggioni devra saisir le
procureur de la République pour "porter ces faits à la
connaissance de la justice au titre de l'article 40 du
code de procédure pénale".
En août, Unione Corsa, une association de défense du peuple corse
basée à Antibes (Alpes-Maritimes), reprend le flambeau et
dépose plainte contre Radio France pour "injure raciale" et
"complicité". "Nous défendons la cause corse et combattons
toutes les atteintes qui lui sont faites. Auraient-ils eu le courage
de faire le même sketch en changeant "les Corses" par "les juifs" ou
"les Arabes"?", interroge Jeannot Magni, son président.
Huit mois plus tard, les voix corses ne tempêtent plus en chœur.
La tension est retombée. Interrogé après l'annonce des mises en
examen, le président du Cercle Moro-Giafferri, Jean-François Marchi,
maintient qu'il fallait réagir aux propos qui ont été tenus. Mais il
fustige désormais ceux qui "font commerce de
l'indignation" : "Nous ne voulons pas mélanger notre
voix à celles de roquets. Cette procédure va ridiculiser les Corses.
C'est pervers de la part de la justice, qui aurait dû classer
l'affaire immédiatement." De son côté, Jean-Luc Hees répète
encore que cette affaire "a relevé du mauvais goût",
admettant que "de temps en temps on est à côté de la plaque".
"Cela nous a été salutaire, estime-t-il. On ne peut pas
dire n'importe quoi. On a des droits en France, à nous de ne pas les
traîner dans la gadoue". Et d'ajouter : "Chraz et Lecoq,
cela leur a fait du bien."
Florence Amalou et José Barroso
La fonction "salutaire" des "Guignols"
Dans un contexte législatif différent, découlant de la loi sur la
presse de 1881 – notamment sur la diffamation –, l'émission
satirique "Les Guignols de l'info", sur Canal+, a rarement été
confrontée à la justice. Les hommes politiques rechignent en général
à des poursuites qui pourraient leur causer une mauvaise publicité.
Deux cas bordent cependant les annales judiciaires des "Guignols".
En janvier 1991, la chaîne a été condamnée par le tribunal de
grande instance de Paris à verser 13 720 euros à Françoise
Sagan pour utilisation dévalorisante de son image. En
février 1999, Peugeot et Citroën avaient perdu leur procès en
appel contre Canal+ (Le Monde du 15 février
1999). Dans leur délibéré, les juges de la cour d'appel de Reims
avaient considéré que les "Guignols" remplissaient une fonction
"éminente et salutaire" et participaient "à leur
manière à la défense des libertés".