Depuis
quelques jours, la presse française, saisie d'une nouvelle
hystérie nécrophage, semble dopée par
le cadavre de Jean-Michel Rossi. Sans grande décence,
un quarteron de journalistes et d'hommes politiques rivalisent
d'audace dans l'anticorsisme le plus abject, instrumentalisant
la mort de l'ancien dirigeant nationaliste pour mieux assassiner
l'accord de Matignon.
Qu'importe si les assassins sont vraisemblablement à
chercher du côté du grand banditisme. Les accords
de Matignon doivent être démantelés et
tous les moyens sont bons pour y parvenir.
L'éditorialiste
d'un grand quotidien, Le Figaro pour ne pas le nommer, se
permet ainsi d'écrire, au nom bien entendu du strict
respect du fameux Etat de droit, que l'élimination
physique des "facteurs" - il faut lire les nationalistes -
serait une solution au problème corse, position déjà
énoncée dans le temps par plusieurs préfets
agissant au mieux de la morale républicaine. Dans un
grand hebdomadaire, Le Nouvel Observateur, un autre journaliste,
corse d'origine, étale sa morgue odieuse pour affirmer
que le langage commun aux Corses est le sifflement des bergers
appelant leurs chèvres. Affirmant des contre-vérités
linguistiques, reprises par le directeur du journal, il condamne
ainsi la totalité des cultures orales au silence, c'est-à
dire une grande partie de l'humanité. Et vive le colonialisme
de grand-papa épicé d'une pointe d'exotisme
parisien l Ne craignant pas les généralisations
qui toujours ont fait le lit du racisme, plumitifs et dessinateurs
brocardent notre petit peuple tour à tour humilié
ou révolté par ce traitement inique qui se perpétue
depuis des siècles au gré des crises cycliques.
Qu'ils sachent seulement, ces massacreurs en chambre, que
chacun de leurs articles est photocopié et lu dans
toute l'île et que chaque lecture apporte chaque jour
plus de voix aux indépendantistes. Cette violence médiatique
provoque ici une douleur extrême et fabrique l'humus
nécessaire à une nouvelle irruption de violence
incontrôlée.
En nous
fourrant dans un sac commun, les corsophobes reproduisent
l'erreur qui mena le préfet Bonnet à sa perte
et permit au nationalisme de se reconstruire.
Encore
quelques mois d'un tel traitement et beaucoup d'entre nous
en concluront que décidément mieux vaut la rupture
avec la France à cette humiliation quotidiennement
répétée. Viendrait-il à l'idée
de quiconque, en Irlande ou en Palestine, d'exiger la fin
des pourparlers de paix parce que des attentats commis par
des voyous ou des extrémistes endeuillent les processus
de paix ? N'est-ce pas au contraire un encouragement à
aller toujours plus loin sur le chemin de l'apaisement ? Le
plus choquant pour nous est que la violence nous meurtrit,
nous les Corses mais que ce sont ces militants de la corsophobie
qui poussent les cris de douleur. Et voilà que cette
campagne porte ses fruits. Et J'ai soudain peur que le timide
processus démocratique osé par Lionel Jospin
ne soit assassiné par cette conjuration des imbéciles
où se côtoient pêle-mêle fascistes
et néostaliniens, gaullistes et libéraux. Mais
que deviendra alors la Corse des braves gens, celle qui espère
pour ses enfants une société responsable et
pacifiée, celle qui vient de se déclarer aux
trois quarts en faveur de l'accord de Matignon ?
Aujourd'hui,
je déteste profondément ces Français
pour qui la Corse est une sous-France dans tous les sens du
terme et ces autres qui considèrent notre terre comme
un laboratoire et ses habitants comme des cobayes mais jamais
comme un peuple. Dans quel organe de presse national a-t-il
été relevé qu'appliqués à
toute autre communauté de notre pays bien des propos
adressés à la Corse constitueraient une infraction
à la loi antiraciste ? II est désormais redevenu
de bon ton dans les salons parisiens de casser du Corse comme
hier on y cassait du juif. Les garde-fous intellectuels n'existent
plus puisque cet exercice de style est justement devenu une
spécialité de ces mêmes intellectuels,
dont certains ne se gênaient pas hier pour faire l'apologie
du FLN algérien, qui utilisait lui des moyens auprès
desquels ceux des clandestins corses sont des jeux de crèche.
Cette
France-là, sûre d'elle-même et consanguine,
s'est fait une spécialité du bouc émissaire
institutionnel. Au nom d'une image qui exigerait l'uniformité,
on jette l'anathème sur les différences, c'est-à-dire
les minorités. Prétendant à une intégration
jamais réalisée et donc mythifiée, on
éradique l'étrangeté et on impose l'uniformisation
au nom de Lumières que personne ne voit plus depuis
deux siècles. On ne répétera jamais assez
qu'à deux reprises au moins la fameuse intégration
des étrangers se fit partiellement au prix de deux
massacres effroyables : la première guerre mondiale,
puis la Shoah. C'était cher payer le fameux modèle
républicain.
Aujourd'hui,
ce racisme insidieux dont sont victimes les Corses a pris
un tour particulier parce que l'Etat-nation se délite
faute de représenter une alternative à la mondialisation.
Plutôt que d'affronter avec courage cette nouvelle problématique,
les tenants de l'Etat centralisé attendent l'effondrement
du système, sacralisant chaque jour un peu plus des
institutions qui n'en peuvent plus. Mélangeant avec
angoisse les concepts d'Etat, de république, de nation
et de constitution, ils figent ainsi l'évolution du
pays, rendant la maison France chaque jour moins réformable.
Le vrai danger de la France, ce sont eux et eux seuls. Tout
comme hier, l'Etat royal prenait pour boucs émissaires
les juifs, les templiers, les cathares, les sorcières,
les protestants ou les francs-maçons, la Sainte Inquisition
républicaine a désigné les coupables
du mal français : les Corses. La Sainte Alliance jacobine
construit avec frénésie le bûcher de ses
propres vanités pour y immoler la petite Île
rétive. En France, toute opinion est idéologisée,
minéralisée et dogmatisée. La compétition,
source de compétence, est assimilée à
une guerre qu'il faut éviter à tout prix. Les
médiateurs locaux sont détruits au profit de
l'arbitre étatique. On écarte les réformateurs
comme Claude Allègre plutôt; que de procéder
aux mutations nécessaires. Le jacobinisme s'est donc
constitué dans la droite ligne de la monarchie absolue
de droit divin. Notre mouvement ouvrier lui-même s'est
constitué comme une contre-société paradoxalement
porteuse des mêmes réactions négatives
que l'ennemi bourgeois.
A nos
frontières, le modèle protestant a préféré
le pragmatisme et accepté l'idée même
d'intermédiaires entre les citoyens et la force publique.
Cela a produit une société fédérale
autrement plus citoyenne que nos gauloiseries devenues inopérantes
dans le monde tel qu'il se modèle après la chute
du communisme. Est-ce d'ailleurs un hasard si tous les hommes
politiques français qui modelèrent les réformes
corses étaient d'origine protestante ?
Il est
désormais redevenu de bon ton dans les salons parisiens
de casser du Corse comme hier on y cassait du juif. Et très
franchement, ce fameux modèle républicain, qui
accoucha régulièrement de dictatures impériales
ou fascistes, fut-il un sérieux barrage contre la corruption
qui sévit en France, contre la Mafia qui en a fait
sa plaque tournante ou contre les gigantesques escroqueries
que la justice met chaque semaine à jour ?
La question
corse révèle toutes les incapacités de
ce " cher vieux pays " à se réformer. C'était
vrai au XVIll siècle. Cela le reste aujourd'hui. Elle
est encore et toujours ce point apocalyptique paradoxal qui
en dît plus long que tous les discours pédants
de nos constitutionnalistes. La France crève de son
conservatisme et de son incroyable propension à se
penser le centre d'un monde qui justement n'en possède
plus. Les élites françaises devront se transformer
ou disparaître tout comme la bureaucratie soviétique
a du s'adapter à la grande déchirure de 1989.
Plus
prosaïquement, l'assassinat de Jean-Michel Rossi est
l'un des indices forts qui nous annoncent la modernisation
du nationalisme corse. Les cagoules et les conférences
de presse ringardes ne seront bientôt plus qu'un mauvais
souvenir si on nous en laisse le temps et la possibilité.
L'exil d'Alain Orsoni, la tentative de meurtre perpétré
contre Pierre Poggioli, la mort atroce de Marcel Lorenzoni
sont les signes de cette transformation dramatique mais nécessaire.
Rien ne sera simple car la France comme la Corse ont à
opérer une mue radicale et donc douloureuse. Certains
événements me laissent pourtant penser que nous
sommes entrés dans une phase de déstabilisation
dramatique.
Il n'y
a pas d'alternative au plan Jospin. Mais des forces de l'ombre
cherchent à le faire capoter. En jouant sur les ressorts
de la haine, médias et hommes politiques irresponsables
vont contribuer à répandre en Corse l'idée
que seule la rupture avec la France peut nous éviter
des drames définitifs. Je ne suis d'ailleurs plus très
sûr que ce soit entièrement faux. Max Simeoni,
paraphrasant Camus, disait : " Si par malheur un jour il nous
est donné de choisir entre notre mère et la
France, nous sommes des milliers qui n'hésiterons pas
une seconde même si l'indépendance nous semble
comme une réponse inadaptée au problème
corse. " La Corse, c'est nous jusqu'à la moindre de
nos cellules. Et de cela nous sommes fiers.
Gabriel-Xavier
Culioli |