Nice-Matin - Mercredi 16 août 2000

La Corse, une sous-France ?

 

par Gabriel-Xavier Culioli

Depuis quelques jours, la presse française, saisie d'une nouvelle hystérie nécrophage, semble dopée par le cadavre de Jean-Michel Rossi. Sans grande décence, un quarteron de journalistes et d'hommes politiques rivalisent d'audace dans l'anticorsisme le plus abject, instrumentalisant la mort de l'ancien dirigeant nationaliste pour mieux assassiner l'accord de Matignon.

Qu'importe si les assassins sont vraisemblablement à chercher du côté du grand banditisme. Les accords de Matignon doivent être démantelés et tous les moyens sont bons pour y parvenir.

L'éditorialiste d'un grand quotidien, Le Figaro pour ne pas le nommer, se permet ainsi d'écrire, au nom bien entendu du strict respect du fameux Etat de droit, que l'élimination physique des "facteurs" - il faut lire les nationalistes - serait une solution au problème corse, position déjà énoncée dans le temps par plusieurs préfets agissant au mieux de la morale républicaine. Dans un grand hebdomadaire, Le Nouvel Observateur, un autre journaliste, corse d'origine, étale sa morgue odieuse pour affirmer que le langage commun aux Corses est le sifflement des bergers appelant leurs chèvres. Affirmant des contre-vérités linguistiques, reprises par le directeur du journal, il condamne ainsi la totalité des cultures orales au silence, c'est-à dire une grande partie de l'humanité. Et vive le colonialisme de grand-papa épicé d'une pointe d'exotisme parisien l Ne craignant pas les généralisations qui toujours ont fait le lit du racisme, plumitifs et dessinateurs brocardent notre petit peuple tour à tour humilié ou révolté par ce traitement inique qui se perpétue depuis des siècles au gré des crises cycliques. Qu'ils sachent seulement, ces massacreurs en chambre, que chacun de leurs articles est photocopié et lu dans toute l'île et que chaque lecture apporte chaque jour plus de voix aux indépendantistes. Cette violence médiatique provoque ici une douleur extrême et fabrique l'humus nécessaire à une nouvelle irruption de violence incontrôlée.

En nous fourrant dans un sac commun, les corsophobes reproduisent l'erreur qui mena le préfet Bonnet à sa perte et permit au nationalisme de se reconstruire.

Encore quelques mois d'un tel traitement et beaucoup d'entre nous en concluront que décidément mieux vaut la rupture avec la France à cette humiliation quotidiennement répétée. Viendrait-il à l'idée de quiconque, en Irlande ou en Palestine, d'exiger la fin des pourparlers de paix parce que des attentats commis par des voyous ou des extrémistes endeuillent les processus de paix ? N'est-ce pas au contraire un encouragement à aller toujours plus loin sur le chemin de l'apaisement ? Le plus choquant pour nous est que la violence nous meurtrit, nous les Corses mais que ce sont ces militants de la corsophobie qui poussent les cris de douleur. Et voilà que cette campagne porte ses fruits. Et J'ai soudain peur que le timide processus démocratique osé par Lionel Jospin ne soit assassiné par cette conjuration des imbéciles où se côtoient pêle-mêle fascistes et néostaliniens, gaullistes et libéraux. Mais que deviendra alors la Corse des braves gens, celle qui espère pour ses enfants une société responsable et pacifiée, celle qui vient de se déclarer aux trois quarts en faveur de l'accord de Matignon ?

Aujourd'hui, je déteste profondément ces Français pour qui la Corse est une sous-France dans tous les sens du terme et ces autres qui considèrent notre terre comme un laboratoire et ses habitants comme des cobayes mais jamais comme un peuple. Dans quel organe de presse national a-t-il été relevé qu'appliqués à toute autre communauté de notre pays bien des propos adressés à la Corse constitueraient une infraction à la loi antiraciste ? II est désormais redevenu de bon ton dans les salons parisiens de casser du Corse comme hier on y cassait du juif. Les garde-fous intellectuels n'existent plus puisque cet exercice de style est justement devenu une spécialité de ces mêmes intellectuels, dont certains ne se gênaient pas hier pour faire l'apologie du FLN algérien, qui utilisait lui des moyens auprès desquels ceux des clandestins corses sont des jeux de crèche.

Cette France-là, sûre d'elle-même et consanguine, s'est fait une spécialité du bouc émissaire institutionnel. Au nom d'une image qui exigerait l'uniformité, on jette l'anathème sur les différences, c'est-à-dire les minorités. Prétendant à une intégration jamais réalisée et donc mythifiée, on éradique l'étrangeté et on impose l'uniformisation au nom de Lumières que personne ne voit plus depuis deux siècles. On ne répétera jamais assez qu'à deux reprises au moins la fameuse intégration des étrangers se fit partiellement au prix de deux massacres effroyables : la première guerre mondiale, puis la Shoah. C'était cher payer le fameux modèle républicain.

Aujourd'hui, ce racisme insidieux dont sont victimes les Corses a pris un tour particulier parce que l'Etat-nation se délite faute de représenter une alternative à la mondialisation. Plutôt que d'affronter avec courage cette nouvelle problématique, les tenants de l'Etat centralisé attendent l'effondrement du système, sacralisant chaque jour un peu plus des institutions qui n'en peuvent plus. Mélangeant avec angoisse les concepts d'Etat, de république, de nation et de constitution, ils figent ainsi l'évolution du pays, rendant la maison France chaque jour moins réformable. Le vrai danger de la France, ce sont eux et eux seuls. Tout comme hier, l'Etat royal prenait pour boucs émissaires les juifs, les templiers, les cathares, les sorcières, les protestants ou les francs-maçons, la Sainte Inquisition républicaine a désigné les coupables du mal français : les Corses. La Sainte Alliance jacobine construit avec frénésie le bûcher de ses propres vanités pour y immoler la petite Île rétive. En France, toute opinion est idéologisée, minéralisée et dogmatisée. La compétition, source de compétence, est assimilée à une guerre qu'il faut éviter à tout prix. Les médiateurs locaux sont détruits au profit de l'arbitre étatique. On écarte les réformateurs comme Claude Allègre plutôt; que de procéder aux mutations nécessaires. Le jacobinisme s'est donc constitué dans la droite ligne de la monarchie absolue de droit divin. Notre mouvement ouvrier lui-même s'est constitué comme une contre-société paradoxalement porteuse des mêmes réactions négatives que l'ennemi bourgeois.

A nos frontières, le modèle protestant a préféré le pragmatisme et accepté l'idée même d'intermédiaires entre les citoyens et la force publique. Cela a produit une société fédérale autrement plus citoyenne que nos gauloiseries devenues inopérantes dans le monde tel qu'il se modèle après la chute du communisme. Est-ce d'ailleurs un hasard si tous les hommes politiques français qui modelèrent les réformes corses étaient d'origine protestante ?

Il est désormais redevenu de bon ton dans les salons parisiens de casser du Corse comme hier on y cassait du juif. Et très franchement, ce fameux modèle républicain, qui accoucha régulièrement de dictatures impériales ou fascistes, fut-il un sérieux barrage contre la corruption qui sévit en France, contre la Mafia qui en a fait sa plaque tournante ou contre les gigantesques escroqueries que la justice met chaque semaine à jour ?

La question corse révèle toutes les incapacités de ce " cher vieux pays " à se réformer. C'était vrai au XVIll siècle. Cela le reste aujourd'hui. Elle est encore et toujours ce point apocalyptique paradoxal qui en dît plus long que tous les discours pédants de nos constitutionnalistes. La France crève de son conservatisme et de son incroyable propension à se penser le centre d'un monde qui justement n'en possède plus. Les élites françaises devront se transformer ou disparaître tout comme la bureaucratie soviétique a du s'adapter à la grande déchirure de 1989.

Plus prosaïquement, l'assassinat de Jean-Michel Rossi est l'un des indices forts qui nous annoncent la modernisation du nationalisme corse. Les cagoules et les conférences de presse ringardes ne seront bientôt plus qu'un mauvais souvenir si on nous en laisse le temps et la possibilité. L'exil d'Alain Orsoni, la tentative de meurtre perpétré contre Pierre Poggioli, la mort atroce de Marcel Lorenzoni sont les signes de cette transformation dramatique mais nécessaire. Rien ne sera simple car la France comme la Corse ont à opérer une mue radicale et donc douloureuse. Certains événements me laissent pourtant penser que nous sommes entrés dans une phase de déstabilisation dramatique.

Il n'y a pas d'alternative au plan Jospin. Mais des forces de l'ombre cherchent à le faire capoter. En jouant sur les ressorts de la haine, médias et hommes politiques irresponsables vont contribuer à répandre en Corse l'idée que seule la rupture avec la France peut nous éviter des drames définitifs. Je ne suis d'ailleurs plus très sûr que ce soit entièrement faux. Max Simeoni, paraphrasant Camus, disait : " Si par malheur un jour il nous est donné de choisir entre notre mère et la France, nous sommes des milliers qui n'hésiterons pas une seconde même si l'indépendance nous semble comme une réponse inadaptée au problème corse. " La Corse, c'est nous jusqu'à la moindre de nos cellules. Et de cela nous sommes fiers.

Gabriel-Xavier Culioli

Mémoire du site