Le Monde - 12 mai 1998

La France et ses langues par Bernard Oyharçabal linguiste directeur de recherche au CNRS

De façon régulière, et cela a encore été le cas tout récemment, la presse se fait l'écho de manifestations dans la périphérie de l'Hexagone, qui ont pour objectif de défendre telle ou telle langue régionale. L'information n'appelle pas beaucoup de commentaires, ni ne suscite de polémiques, et elle est rapidement oubliée. Ce sujet apparemment n'interpelle guère l'opinion nationale. Il y a bien pourtant en France une question linguistique, et elle est importante. Importante, bien sûr, pour les locuteurs de ces langues et pour toute personne de culture ne se désintéressant pas du patrimoine linguistique du pays, mais importante aussi, au plan symbolique. Il y a en effet une contradiction évidente pour la France à se présenter en défenseur de la diversité culturelle et linguistique, en promouvant pour l'Europe une attitude active en cette matière, et à pratiquer une politique exactement contraire sur son propre territoire, où la pluralité des langues, pourtant remarquable, est au mieux ignorée et le plus souvent tenue en suspicion, comme s'il s'agissait d'une menace pour l'unité de l'Etat.

Le seul message positif que la France ait su adresser à l'Europe en matière culturelle durant la période récente est celui d'une action en faveur d'un monde laissant sa place à la diversité culturelle et, par conséquent, linguistique. Elle le fait au nom de principes où cette diversité est positivement appréciée en elle-même et pour elle-même. Et c'est un message important dans un espace globalisé ou les échanges humains et culturels vont sans cesse croissant, sans que l'on sache très bien quelles pourront être les voies de régulation qui permettront sinon d'éviter, du moins de réduire les effets négatifs de cette évolution, par ailleurs largement positive et souhaitable. Mais quelle peut être la portée de ce message si le même Etat pratique une politique de proscription à l'égard des langues qui appartiennent à son propre patrimoine culturel? Pourquoi le monolinguisme et l'homogénéisation culturelle totale seraient-ils un danger pour l'Europe et le monde, et au contraire un projet politique positif dans la France en cette fin de XX' siècle ? Au nom de quels principes le respect des langues et cultures amérindiennes au Mexique ou en Arizona, berbères au Maghreb, suédoises ou lapones en Finlande, françaises ou inuit au Canada, tibétaines ou ouïgour en Chine serait, par-delà l'extrême diversité des situations évoquées, des causes légitimes et, par contre, la simple reconnaissance publique de l'existence d'une pluralité linguistique inséparable de l'identité réelle de la France un acte d'antirépublicanisme, en tous les cas empêché par la Constitution ?

Le refus de la France de signer la charte européenne sur les langues régionales ou minoritaires élaborée au sein du Conseil de l'Europe et adoptée par celui-ci pour être soumise à la signature des Etats en 1992 symbolise parfaitement cette situation. Selon le Conseil d'Etat, l'article 2 de la Constitution (lequel indique que la langue de la République est le français) s'oppose même à cette signature. Cette interprétation est certes contestée, en particulier par Alain Lamassoure, l'un des deux auteurs de l'amendement ayant introduit le dit article dans le projet de réforme constitutionnelle ayant conduit à son adoption il y a quelques années, mais elle est celle qui s'impose aujourd'hui dans les faits.

Le président de la République s'est dit favorable à la signature de cette convention, de nombreux responsables politiques de la majorité parlementaire y sont également favorables, en particulier Nicole Péry, chargée récemment par le premier ministre de rédiger un rapport sur les langues régionales.

Pourquoi, à la suite dé sa prochaine réforme, la Constitution ne préciserait-elle pas simplement que la République reconnaît officiellement ces langues à côté du français dans les régions où elles sont historiquement présentes, comme c'est le cas partout aujourd'hui en Europe dans les Etats plurilingues, à l'exception de la France, de la Grèce et de la Turquie ?

Un tel geste signalerait une réelle rupture par rapport à une tradition d'ostracisme, symbole anachronique d'une politique d'aménagement linguistique intolérante et souvent agressive à l'égard des langues régionales. Il permettrait aussi de lever les derniers obstacles pour la signature de la charte européenne.

Bernard Oyharçabal

Linguiste et directeur de recherche au CNRS

Mémoire du site